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Malaise au tribunal de grande instance de Nanterre

Le 6 mars, un magistrat du tribunal de Nanterre se suicidait. Un drame qui a jeté le trouble dans la juridiction du procureur Philippe Courroye, aujourd'hui muté à la cour d'appel de Paris.

Il sentait bien lui-même que ça n'allait pas fort. Il était à peine 7 heures, le dimanche 4 mars, lorsqu'il a appelé le procureur de Nanterre (Hauts-de-Seine). Philippe Courroye était en vacances au ski, pas vraiment ravi d'être réveillé au petit matin par l'un de ses substituts qui lui tenait des propos incohérents.

Lionel B. lui a dit avec un peu de véhémence qu'il avait commencé un roman où il parlait du parquet de Nanterre, et s'indignait qu'on ait fouillé dans son ordinateur. Le procureur lui a répondu qu'il le recevrait à son retour de congé, mais un peu inquiet, a téléphoné à son adjointe, Marie-Christine Daubigney, pour qu'elle le rencontre.

Mme Daubigney a reçu Lionel B., mardi 6 mars. Une magistrate qui avait rendez-vous elle aussi avec la procureure adjointe, a entendu des éclats de voix et vu sortir le substitut, décomposé. Nul ne sait ce qu'ils se sont dit.Mme Daubigney n'a jamais été interrogée, et c'est la dernière personne à qui Lionel B. a parlé.

Plusieurs collègues l'ont croisé dans la journée, et l'ont trouvé troublé, muet, ailleurs. Il arpentait les couloirs sans un mot ; lui qui avait arrêté de fumer depuis trois mois a repris la cigarette ce jour-là, et puis il est rentré chez lui, dans le Val-de-Marne, et s'est tué à 23 h 30.

INSPECTION

Le suicide du magistrat, qui a suscité un profond malaise dans la juridiction, n'aurait peut-être pas eu d'écho au-delà de Nanterre si M. Courroye ne l'avait présenté comme l'un des prétextes de sa mutation forcée à Paris.

Pourtant, la chancellerie assure ne pas avoir mis en avant ce drame pour justifier le départ de M. Courroye. "L'enquête diligentée par le parquet de Créteil démontre que ce geste dramatique est totalement étranger aux conditions de travail de ce magistrat", a d'ailleurs fait valoir le procureur au Figaro, le 25 juillet.

Faute d'enquête sérieuse, le point n'est cependant pas totalement tranché. "La compagne de Lionel B. souhaite qu'une enquête approfondie soit diligentée, indique Me Frank Natali, son avocat, le décès de son compagnon n'apparaissant pas sans lien avec ses conditions d'exercice professionnel."

L'Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (SM, gauche), insistent, à leur tour, depuis des mois, sur la nécessité d'envoyer une inspection au parquet de Nanterre.

"CONCIERGE DES HAUTS-DE-SEINE"

Au lendemain de la mort du magistrat, les policiers ont découvert deux pages manuscrites dans sa chambre. Une lettre d'adieu et d'amour à sa compagne, et une autre, qui commençait par "Nanterre, le 6 mars 2012", délirante.

Lionel B. assurait qu'il était espionné par les services secrets, écouté et photographié par la webcam de son ordinateur. Mais il n'y avait "strictement aucune phrase ni aucune allusion à son métier, à ses collègues, à sa hiérarchie ou à ses conditions de travail", a indiqué le parquet de Créteil.

Les policiers n'ont pas songé à saisir son téléphone, mais ont emporté les ordinateurs familial et professionnel. Ils y ont effectivement trouvé un mot : "Je viens d'apprendre du procureur que je suis nommé à Bobigny. Pour moi, c'est parfait. Je demande juste un travail un peu plus intéressant et un peu mieux rémunéré." Les policiers ont aussi parcouru l'ébauche du roman, "dont la lecture ne révèle aucune allusion, plainte ou critique concernant les conditions de travail".

Il s'agit de l'histoire de trois jeunes de banlieue qui arrivent à faire tomber un gouvernement imaginaire sur une histoire de fonds occultes. Mais intervient dans le récit un magistrat, le "concierge des Hauts-de-Seine", dont le portrait est tout sauf aimable et qui vise de façon transparente le procureur de Nanterre.

Les policiers ont aussi trouvé un article du Point sur le suicide en 2010 d'un juge de Pontoise, et des passages sur des sites comme Vivre avec un paranoïaque, ou Psychiatre Vincennes. Sa compagne a expliqué que c'était elle qui avait fait ces recherches, en novembre 2011, lorsqu'elle s'inquiétait des troubles de son compagnon. Elle l'a envoyé chez un médecin, qui n'a pas jugé bon de lui prescrire des antidépresseurs, puis les choses se sont calmées.

La veille de sa mort, Lionel B. a dit à sa femme qu'il allait mieux, elle n'a pas soupçonné la gravité de la crise. Le parquet de Créteil a classé l'affaire.

PAR LA PETITE PORTE

M. Courroye et Mme Daubigney sont venus le 7 mars chez Lionel B. Sa compagne a refusé de les recevoir. C'est qu'elle n'a pas oublié deux épisodes qui avaient touché son mari. Lionel B., un ancien professeur de lettres, parfaitement cultivé, avait intégré la magistrature par le biais d'un concours exceptionnel, la petite porte comparé au difficile concours de l'Ecole de la magistrature. M. Courroye n'avait pas manqué de le lui rappeler lorsqu'il l'avait présenté à ses jeunes substituts, à son arrivée à Nanterre en 2008, en lui disant : "Vous comprenez, eux sont sortis du creuset." Il en avait été blessé.

Et puis il y avait eu l'affaire des permanences de nuit, en novembre 2011. Un soir où Lionel B. quittait une scène de crime, on lui annonce au milieu de la nuit le suicide d'un gardien de la paix. Le substitut, comme c'est la règle, a appelé son procureur qui lui a dit : "J'y vais." Il n'y avait plus de RER, et les policiers ont gentiment raccompagné Lionel B. jusqu'à Vincennes où il garait son vélo.

Coup de fil de M. Courroye qui lui demandait finalement d'y aller. Lionel B. lui a répondu d'une voix glaciale qu'il allait donc rentrer chez lui, prendre sa voiture et traverser tout Paris, en se disant qu'il aurait pu le prévenir avant. Le procureur a grommelé qu'il allait donc y aller lui-même.

Quelques jours plus tard, Lionel B. a découvert avec stupéfaction qu'il n'était pas inscrit au tableau des permanences. Pénible humiliation qui sous-entendait qu'il n'était pas capable de faire correctement son travail. Dans son poste précédent, à Evry, il était noté de façon fort élogieuse.

CONDITIONS DE TRAVAIL

A Nanterre, sa notation en a pris un coup. M. Courroye a expliqué qu'il s'agissait "d'un magistrat à la personnalité atypique", qui paraissait "en décalage avec la quotidienneté des faits traités au parquet", et qu'il lui avait fait des observations "sur ses réquisitoires, peu orthodoxes, parfois difficilement compréhensibles par les justiciables". Mais il estime qu'il entretenait de "bonnes relations" avec son collaborateur.

En réalité, il ne l'appréciait guère. Lionel B. saluait courtoisement Isabelle Prévost-Desprez, la présidente de la 15e chambre, avec qui le procureur était en guerre ouverte, ce qui passe, au parquet de Nanterre, pour un début de trahison.

L'annonce de la mort du substitut a violemment secoué le tribunal. Près de 200 personnes, magistrats, greffiers, fonctionnaires, policiers, la gorge nouée, ont observé le 9 mars une minute de silence.

Le CHSCT, le comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail, s'est réuni les 20 mars et 7 juin, sous la présidence de Jean-Michel Hayat, le président du tribunal. Les syndicats ont répété qu'une inspection s'imposait plus que jamais. M. Courroye, pincé, a dit qu'il ne voyait pas le rapport.

Le président Hayat a résumé le sentiment général : chacun a admis que Lionel B. soufrait de problèmes psychiatriques, "mais il convient d'être conscient qu'il y a aussi des problèmes dans la juridiction". Le comité a décidé à l'unanimité (le procureur, seulement invité, ne votait pas) de réclamer une inspection.

"AUCUNE INFORMATION INQUIÉTANTE"

La chancellerie a préféré envoyé à Nanterre en juin le chef de bureau de l'action sociale. Marc Sampieri a rendu son rapport le 4 juillet. Pour le parquet de Créteil, "aucun élément d'enquête ne fait allusion à une éventuelle souffrance au travail". Il s'est contenté d'entendre les membres du CHSCT, le procureur et le chef direct de Lionel B. mais ni Mme Daubigney, ni aucun des dix magistrats dont l'USM lui avait fourni la liste.

Il affirme tranquillement qu'"aucune information inquiétante concernant l'état de santé ou une éventuelle souffrance au travail n'avait été portée à la connaissance ni du procureur de la République ni des autres cadres ou magistrats du parquet". Il conclut que si le suicide "s'est fait le révélateur des difficultés régnant dans la juridiction", il ne peut justifier à lui seul une inspection et juge que le CHSCT est sorti de son rôle.

M. Courroye a largement diffusé un rapport qui lui était aussi favorable. L'annonce, le 31 juillet, de sa mutation à Paris a soulagé tout le tribunal.



03/08/2012
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