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Pourquoi l'exil fiscal est une souffrance

 

REPORTAGE Pour échapper à l'enfer fiscal français, de petites ou grandes fortunes ont cherché ailleurs des paradis. Et se retrouvent au purgatoire. Le vécu de quelques déçus.

 

A Cologny, une des plus riches communes du canton de Genève (Challenges)

A Cologny, une des plus riches communes du canton de Genève (Challenges)

Invité à une émission de télévision de Suisse romande, un Français roule un peu trop vite dans Genève. Un homme en uniforme l'arrête et lui fait la morale. Pressé, le Français lui demande de lui remettre rapidement sa contravention, pour qu'il puisse être à l'heure à l'antenne. "Je ne peux pas, je suis facteur", lui répond le redresseur de torts. Ainsi vit-on en Suisse, où le moindre excès de vitesse peut être dénoncé par les autres automobilistes ; où un exilé fiscal français a vu débarquer chez lui la police, parce que sa femme de ménage avait sorti les poubelles en dehors des heures autorisées. Un pays si proche et si différent. Certains Français s'accommodent de cette culture de la délation, d'autres ne s'y font jamais. Comme le cinéaste Henri Verneuil, rentré en France un an avant sa mort. Il avait décidé de payer tous ses arriérés d'impôts, "ne supportant plus, disait-il, le pays de Calvin". C'est aussi parce qu'il avait le mal du pays, qu'il n'était pas à l'aise dans le ghetto des exilés fiscaux de Bruxelles que l'ancien commissaire-priseur Jacques Tajan, après cinq ans d'expérience, a quitté la commune flamande de Rhode-Saint-Genèse pour retrouver le soleil, près de Bayonne. Il en est de même pour Yannick Noah, qui négocie toujours avec le fisc français un redressement fiscal.

Nostalgie de la patrie

Car la vie d'exilé fiscal n'est pas forcément une sinécure. En particulier pour ceux qui n'arrivent pas à couper le cordon ombilical. Dans ce cas, tous les moyens sont bons pour contourner la loi qui oblige à passer moins de cent quatre-vingt-deux jours par an dans l'Hexagone. Le fisc français ne laisse plus rien passer, épluchant les conditions de résidence et le détail des voyages. Et gare à celui qui vient se faire soigner en France. Il y a désormais une police fiscale, sous tutelle conjointe des ministères de l'Economie et de l'Intérieur, qui a de gros moyens d'investigation sur les billets d'avion et de train, l'utilisation des cartes de crédit, la localisation des téléphones portables. "Méfiance, car pour les comptes non déclarés comme pour les faux exilés fiscaux, l'information circule, de façon légale ou illégale", explique à ses clients un conseiller de la banque Neuflize spécialisé dans ce domaine.

Il faut être très vigilant sur les durées de séjour, car il ne suffit pas de passer moins de six mois par an en France, il faut aussi rester plus de six mois dans son pays de résidence, ce qui pose problème aux grands voyageurs. C'était le cas de Johnny Hallyday, qui s'est embrouillé dans le partage de son temps entre Paris, Los Angeles et Gstaad. Autre exigence: ne plus posséder de biens immobiliers en France, pas même une résidence secondaire, ce qui oblige souvent à vendre un bien familial auquel on est très attaché. Il faut enfin que les enfants soient scolarisés dans le pays de résidence. Pis, le fisc vérifie qu'il ne reste plus aucun centre d'intérêt ou de décision en France, selon ses propres critères, parfois contestables. Angoisse supplémentaire: la plupart des conseillers fiscaux sont convaincus que les règles vont se durcir, à l'initiative du gouvernement de François Hollande.

Bien sûr, on peut toujours tricher. La créativité est sans limite. Comme Maurice Bidermann qui, résidant officiellement à Casablanca, a divorcé fictivement de son épouse, résidente à Paris, à laquelle il versait une grosse pension alimentaire. Il lui suffisait alors de vivre en France à ses crochets, en utilisant la carte de crédit et le téléphone au nom de son ex-épouse. C'est le fisc marocain qui l'a démasqué, car il ne payait aucun impôt là-bas.

Mais il faut avoir un moral d'escroc pour tricher sans stresser. A quoi sert-il d'avoir amassé une fortune si l'on se sent traqué et que l'on se méfie de tout? "C'est une situation impossible, explique Jean-Jacques Aumont, exilé depuis vingt ans à Cologny, dans une maison moderne avec vue imprenable sur le lac Léman. Quand on franchit le pas, c'est comme un divorce, il faut le faire vraiment, sans envisager de retour." Sinon le paradis fiscal peut devenir prison. "Alors que l'argent offre la liberté - c'est d'ailleurs son principal intérêt -, l'exil, c'est la contrainte, l'exclusion, l'enfermement", constate, avec philosophie, Aimery de Montesquiou, élu du Gers, vice-président du Sénat.

Etre riche pour quoi faire? Le choix de partir pose le problème du rapport de chacun à l'argent. Un banquier parisien cite le cas d'un de ses clients parti en Suisse il y a cinq ans, en ne prenant en considération que son différentiel d'imposition avec la France. Aujourd'hui, il fait la démarche inverse, calculant que, même taxé par le fisc français, il lui restait assez d'argent pour assurer son avenir ainsi que celui de ses enfants et de ses petits-enfants.

Rentrer en France est cependant une démarche marginale puisqu'en ce moment - il est vrai un peu particulier avec le retour de la gauche au pouvoir - ceux qui partent sont dix fois plus nombreux que ceux qui reviennent. Ce mouvement s'explique bien sûr par des raisons fiscales, objectives, mais pas seulement: un agacement général contre la bureaucratie française, une exaspération face à la stigmatisation des riches, le départ des enfants, qui étudient ou travaillent à l'étranger, etc.

Ressassements et frustration

Mais une fois le pas franchi, gare à la déception, car les récalcitrants se heurtent à la réalité du pays d'installation. En Belgique ou en Suisse, les exilés fiscaux français, sauf exception, ont du mal à s'intégrer et se réfugient dans des ghettos où l'on ressasse les mêmes frustrations. A Bruxelles, dans les quartiers d'Uccle ou d'Ixelles, on compte près de 20% de Français. Leur discours se veut positif et auto-justificatif, tel celui de Lotfi Belhassine, parti il y a seize ans s'installer en Belgique, où il a fondé Liberty TV, après avoir fait fortune à Air Liberté et au Club Med. Il a troqué son appartement du boulevard Montparnasse à Paris contre un superbe hôtel particulier bruxellois. Mais Belhassine, d'origine tunisienne, avait peu de racines en France. Pour d'autres, vivre loin de leur pays, leur culture, leurs amis crée un manque que le temps ne comble pas toujours.

Les exilés fiscaux mesurent souvent mal le caractère provincial - à l'échelle de la France - de villes comme Genève, Bruxelles... ou Marrakech. A Bruxelles, les SDF (sans difficultés financières) se retrouvent au Canterbury, au Toucan ou au café Callens. La plupart fréquentent le Cercle de Lorraine, le Cercle royal gaulois. Les cocktails et les dîners s'enchaînent, comme pour tuer l'ennui. On reste entre soi. A part le golf et l'adultère, les distractions sont rares. Ce qui n'est pas le cas de Londres, ville trépidante où les Français sont plus nombreux qu'à Lille, Nantes ou Bordeaux, selon une récente enquête de la BBC. Mais les exilés au Royaume-Uni sont souvent des cadres jeunes et actifs, bilingues, qui utilisent Londres comme base de leur business. Rien à voir avec ceux de Belgique, de Suisse ou du Maroc, qui sont, en majorité, des retraités ou des inactifs.

Le principal problème est celui de la femme qui ne travaille pas et dont les enfants ont quitté la maison, ce qui est fréquent dans cette catégorie d'âge et de revenus. La plupart du temps, c'est elle qui s'oppose au départ et c'est elle qui veut revenir. Lui pense à sauver sa fortune, elle mesure les contraintes de la nouvelle vie. La moitié des projets de délocalisation sont annulés, parfois au tout dernier moment, à cause des femmes", assure une conseillère d'une petite banque spécialisée. Un de ses clients a récemment renoncé à partir, alors qu'il avait soldé ses comptes en France, acheté une maison en Suisse et négocié son forfait fiscal dans le canton de Genève, égal à cinq fois le loyer ou la valeur locative de son logement.

Mais le plus rageant, c'est le racket. Cette pratique rarement évoquée est devenue habituelle, en particulier autour du lac Léman. Riches ou pauvres, les étrangers sont avant tout perçus comme des profiteurs, qu'un bon Suisse peut dépouiller sans souci. Le nouveau venu est un pigeon qui sera ruiné, non par le fisc comme en France, mais par les banques. "La contrepartie de l'anonymat, c'est la mauvaise gestion du patrimoine", explique un avocat français, fort critique à l'égard de ses confrères suisses et des petites banques privées.

Des banques sans scrupule

La plupart des gens qui s'exilent en Suisse ont déjà des comptes bancaires occultes et quelques lourds secrets dans ce pays où la corruption et l'extorsion de fonds ne sont pas des délits pénaux, a fortiori lorsqu'ils impliquent des banques. Parce que ses anciens délits sont prescrits, parce qu'il a gagné plusieurs procès avec ses "gérants d'infortune" et parce qu'il a atteint un âge où on ne craint plus rien, Jean-Jacques Aumont, ancien protagoniste de l'affaire Elf (il a porté des valises en faveur de Maurice Bidermann) crache le morceau: "Quand je suis venu en Suisse, j'y avais des comptes non déclarés. Les banques m'ont créé une vraie usine à gaz, avec des dizaines de sociétés-écran, dans le but de toucher des commissions - elles facturent 10.000 francs suisses la création d'une société panaméenne qui leur en coûte moins de 2.000 - mais surtout de me mettre sous tutelle." Tout arrivant est bien reçu - vive le nouveau client! -, mais sa fortune est bien vite pillée. "Le langage est codé, raconte Aumont. Lorsque votre gérant de fortune vous annonce qu'il a"réussi, en dépit des incertitudes des marchés, à conserver votre capital", cela signifie qu'il a baissé de 10% ou plus dans l'année!"

Parfois même, à certains clients s'étonnant des mauvais résultats de leur portefeuille, le banquier répond que la meilleure façon d'y remédier, c'est de lui faire partager ses gains, éventuellement sous forme d'enveloppes. Partant du principe que leurs clients ont fraudé ou volé, banquiers et avocats suisses prennent leur part du butin, avec une superbe bonne conscience protestante. Impensable, affirment les intéressés. Pourtant, certains avocats genevois vont jusqu'à faire chanter leurs clients, comme l'a expérimenté un avocat français, protagoniste de l'affaire Elf, vivant aujourd'hui en Israël. L'exemple même du voleur volé. Rien d'étonnant dans un pays qui recèle les fortunes de tous les tyrans de la planète, où les banques assurent 5% du PNB et où la moitié de leur activité est liée à l'extorsion de fonds ou au banditisme. Sans que cela interpelle une presse qui mesure ses critiques sur UBS et le Credit Suisse et reste aveugle vis-à-vis des petites banques privées.

Pas facile de démasquer l'avocat véreux et la banque pourrie: ils présentent aussi bien que les autres. Difficile de déceler les bons réseaux, sauf à avoir d'énormes moyens. Mais, s'ils ne choisissent pas Londres ou Hong-kong, les très riches qui s'installent en Suisse optent pour Zoug ou Zurich, rarement pour Genève, qui détient le record mondial des fonds Madoff.

Jean-Jacques Aumont est parti en Suisse parce qu'il a porté l'étoile jaune et que ce pays restait dans son imaginaire un eldorado: "J'avais la fibre de l'exil", affirme-t-il. Il est trop vieux pour revenir en France mais se qualifie de déraciné. Comme tant d'autres qui, eux, ne l'avoueront jamais.



22/07/2012
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