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Picasso : la période argent

Claude Picasso, fils du célèbre peintre, encadre de ses mains l'oeuvre de son père intitulée "Muskateer", datant de 1969.

 Soudain, Picasso surgit devant nous. Petit, râblé, le teint mat, la bouche charnue, la main épaisse, les yeux grands et noirs, l'implantation de cheveux... C'est bien lui ! Il sourit : "Mettez à côté nos portraits à 10 ans, on se ressemble tant qu'on ne sait pas qui est qui." Quand il parle, la voix est timide. Mais il sait l'aura qu'il porte. Lors d'un dîner, une jeune femme lui a demandé ce qu'il faisait dans la vie. Il a répondu : "Je suis Claude Picasso." A croire que son nom est un métier en soi. Et c'est tout comme, en effet. Claude Picasso, 65 ans, est le fils de Pablo, né de l'union hors mariage avec Françoise Gilot. Il est moins connu que sa soeur Paloma, célèbre pour ses créations dans la mode ou les bijoux, mais il est devenu l'homme fort de la famille en 1989, quand la justice lui a donné les clés de l'indivision Picasso. Depuis, il veille sur le nom, l'image, l'oeuvre du maître et sa signature.

Il est piquant de savoir que Claude était en guerre avec son père, au point d'être interdit d'obsèques. "Claude a été terriblement blessé par son père", a raconté Louise Leiris, marchande de Picasso. C'est sa mère qui a créé la tempête familiale en publiant Vivre avec Picasso, en 1965. Ce livre a rendu l'artiste furibard. "Je n'ai plus eu le droit de venir pendant les vacances scolaires. C'était brutal", se souvient Claude. Ce dernier n'a pas arrangé les choses en affirmant que Picasso n'avait plus sa tête, qu'il était séquestré par son épouse, Jacqueline, puis en demandant à la justice d'être reconnu comme fils et héritier. Picasso a très mal vécu ces deux épisodes. "On le dit...", se contente de répondre Claude, avant de se justifier : "C'est vrai, il ne nous a jamais cachés, ma soeur Paloma et moi. Mais il vieillissait et ne faisait rien pour nous reconnaître." Ce procès, Claude l'a perdu, ce qui lui fait dire : "A sa mort, je n'étais rien !"

Un an plus tard, en 1974, il devient presque tout : la loi change, les enfants naturels gagnent leurs droits. Si bien qu'aujourd'hui, l'héritier mal aimé règne sur l'oeuvre du maître. Etrange destinée ? Il répond avec un léger sourire : "L'Histoire est toujours faite de successions d'événements curieux." Il en garde une réserve, lui qui ne dit jamais "papa" ni "mon père" mais "Picasso" quand il évoque son action - "les choses intimes, je les garde pour moi."

Défendre l'artiste, c'est un métier, affirme-t-il. Qu'il exerce à distance. Il vit à New York alors que Picasso Administration (PA), la société qu'il a créée en 1995 et qui emploie sept personnes, occupe un appartement parisien près de la place Vendôme. Ancien assistant de Richard Avedon, Claude Picasso est aussi photographe, plasticien, graphiste. Il a étudié le cinéma et la mise en scène à l'Actors Studio, a tourné plusieurs films dont un sur la chanteuse Barbara. Il est aussi passionné de course automobile. "Je suis bien organisé, je me suis créé des plages de liberté."

UN "SACRÉ BORDEL"

Claude est un gestionnaire efficace. Nul dans la famille, ou presque, ne conteste son pouvoir. Le calme familial d'aujourd'hui tranche avec les douleurs d'antan, notamment celles que provoquèrent trois suicides – Pablito, petit-fils de Picasso, Marie-Thérèse Walter, sa maîtresse, et Jacqueline, sa femme. Picasso ne devait pas être un tendre. Quand il meurt, en 1973 à l'âge de 91 ans, il laisse un "sacré bordel", dit un observateur. D'abord, pas de testament. Ensuite, comme l'écrit joliment Deborah Trustman dans une enquête fleuve du New York Times, parue en 1980 : "La famille ressemble à une des constructions cubistes de Picasso - femmes, maîtresses, enfants légitimes et illégitimes." La succession se joue entre Jacqueline, la seconde épouse, puis Paul, le fils, qui meurt en 1975, laissant deux enfants, Bernard et Marina, et les trois enfants naturels du peintre, Maya, Claude et Paloma. Heureux héritiers ? En tout cas, riches. Aucun autre peintre n'a été aussi cher que Picasso. Et aussi prolifique.

L'inventaire de ce qu'il laisse dans ses ateliers est vertigineux : 1 885 peintures, 7 089 dessins, 2 800 céramiques, 1 228 sculptures, près de 10 000 gravures et lithographies. Sans oublier deux châteaux, des villas... On parle de l'"héritage du siècle" et d'une somme avoisinant 1,3 milliard de francs de l'époque de sa disparition. La cote de Picasso ne cessant de grimper, Olivier Widmaier Picasso, fils de Maya et petit-fils du peintre, avance le chiffre de "10 milliards d'euros dans les années 2000". Trente pour cent ont été retranchés du gâteau en oeuvres d'art, afin de payer les droits de succession – ces oeuvres ont permis de créer le Musée Picasso de Paris.

L'Etat a eu le premier choix, mais ce qui restait aux héritiers est énorme : au moins 1 500 peintures, notamment. Deborah Trustman, du New York Times, donnait ces chiffres pour 1979, traduits en euros : 46 millions d'euros pour Jacqueline, 30,5 millions d'euros pour Bernard et Marina, 13 millions d'euros pour Maya, Claude et Paloma. Combien ce legs vaut-il aujourd'hui ?

UN VRAI OU UN FAUX

Olivier Widmaier Picasso parle le plus volontiers du poids de la famille et du nom. Ce juriste de formation, producteur de projets audiovisuels, s'est associé à Yannick Noah pour son tube Saga Africa. "Je suis le premier de la famille à avoir fait des études et à avoir un métier qui n'a rien à voir avec Picasso, explique-t-il. On peut être aspiré par le nom et ne rien faire de sa vie. Mais avoir des problèmes de fins de mois permet de se sentir vivant." Il n'est pourtant pas simple d'oublier d'où on vient. "Mes professeurs à l'école montraient mes dessins à la classe en disant : 'C'est très bien et nous savons pourquoi !', alors que j'étais nul."

En 2003, Olivier a ajouté le nom de Picasso à celui de son père quand la loi le lui a permis. "Personne de la famille n'a rejeté le nom, et ils l'ont ajouté au leur quand ils l'ont pu", constate Andrew Strauss, expert chez Sotheby's. Avec sa soeur Diana, il organise des "expositions colossales", chez Gagosian, la galerie la plus puissante au monde, la plus proche de la famille. Diana travaille depuis 2003 du catalogue raisonné des sculptures de Picasso. Elle aussi a choisi de porter le nom : "C'est pratique, ça clarifie les choses." Les héritiers ont un autre point commun, que résume Claude : "Je vends une oeuvre de temps à autre pour avoir plus de confort."

Le premier pouvoir de Claude est de délivrer des certificats d'authenticité aux oeuvres qui sont présentées à Picasso Administration. Dire s'il s'agit d'un vrai ou d'un faux. Ce certificat est délivré gratuitement. Il est de fait indispensable pour qu'une pièce puisse être proposée dans une vente aux enchères ou en galerie. "Le marché en a besoin pour être rassuré", dit un expert. Car les faux pullulent. PA délivre une petite centaine de certificats par an, mais se voit aussi proposer des centaines d'objets qualifiés de "n'importe quoi" par Christine Pinault, qui travaille aux côtés de Claude Picasso. Ce dernier est-il un bon expert juste parce qu'il est le fils du peintre ? "Non, répond-il, mais j'ai appris. J'ai vu travailler Picasso, je lui ai parlé et, jusqu'à mes 25 ans, j'étais toujours fourré dans les musées. Si j'ai parfois eu peur de me tromper, je n'ai pas eu de soucis jusqu'ici."

Le souci de Claude est sa soeur Maya. Agée de 76 ans, extravertie et drôle, elle délivre aussi des certificats. Ce qui agace Claude : "Ce serait mieux qu'il y ait une seule personne à décider, d'autant que mon avis peut diverger du sien." Il insinue qu'elle se trompe parfois. Ce qui la fait sourire : "J'ai vécu vingt ans avec mon père. Quand je vois une oeuvre, je sais. Je suis la grande soeur de Claude, je suis chiante pour le petit frère..."

"LE CRÉATEUR LE PLUS PIRATÉ"

Sinon, le grand boulot de PA consiste à gérer les droits d'auteur. Dès qu'une oeuvre apparaît dans un livre, un manuel scolaire, un catalogue d'exposition, une affiche, une carte postale, un journal, un film, ou sur un objet dans le commerce, la société doit donner son accord. Veiller à ce que la reproduction soit de qualité. Enfin, se faire rémunérer. "Nous recevons de 900 à 1 000 demandes de reproduction par an, rien que pour la France", remarque Christine Pinault. L'oeuvre la plus reproduite ? La Colombe de la paix. Les tarifs ? Ils sont un peu plus élevés que pour la majorité des artistes – 400 euros pour la couverture d'un livre de poche de Milan Kundera, qui tient toujours à avoir un Picasso. "Si on baisse les droits, comment des artistes moins connus arriveront-ils à se faire rémunérer ?", justifie Christine Pinault. Quinze pour cent des demandes sont rejetées. "Quand le produit n'a rien à voir avec l'artiste, comme des céréales ou des rideaux de douche ou, au contraire, quand il y a risque de confusion, de la peinture en bâtiment par exemple", insiste Christine Pinault. Un autre motif peut justifier un refus : le film Surviving Picasso (1996), de l'Américain James Ivory, avec Anthony Hopkins dans le rôle de Picasso, n'a pu montrer un seul tableau parce qu'il présentait l'artiste sous un mauvais jour.

Le casse-tête de PA vient des milliers d'entreprises qui utilisent Picasso sans lui demander son avis. Allons sur le site Allposters.com, numéro un mondial de la vente de posters. Nous y avons trouvé 962 offres pour Picasso, dont un "tirage de collection" représentant une "femme dans l'atelier", vendu 689,99 euros. "Ce sont des reproductions de posters sur toile, explique-t-on chez PA. Nous les avons interdites, mais c'est dur de lutter." Tapez maintenant Picasso sur Google en ajoutant un mot au hasard : papier à lettre, puzzles, linge de maison, tapis, objets en céramique, produits agroalimentaires, vêtements pour femmes enceintes, hameçons... Vous tomberez probablement sur une boutique, une entreprise, un service, une entité quelconque qui, dans un coin du monde, a pris le nom de Picasso pour capter de la clientèle. Les risques de se faire prendre sont minimes. "Picasso est le créateur le plus piraté au monde, plus que Chanel, je pense", affirme Claudia Andrieu, juriste chez PA, qui a mis en place une surveillance rémunérée sur Internet. Claude Picasso parle de milliers de fraudeurs. Chaque année, il y aurait de 200 à 300 dépôts de marque Picasso dans le monde, sans autorisation. "Sur une semaine, il peut y en avoir seize. C'est un cauchemar", observe Claudia Andrieu.

Quand le piratage joue sur un commerce isolé, PA laisse filer. "Sinon, il faudrait engager cinq cents juristes." Mais quand le trafic se compte en dizaines de millions d'euros ou s'étend sur plusieurs pays, ils interviennent. Ils ont dans le collimateur un promoteur qui construit une tour Picasso à Toronto, au Canada, vantant son caractère cubiste et reprenant la signature de l'artiste. En Asie, la fraude est plus répandue et très difficile à combattre : bagages, parapluies, cravates, chaussettes, stylos, agendas, montres, coussins, chaises et même tableaux se retrouvent sur des centaines de points de vente.

"J'envoie 200 lettres par an pour demander des explications et menacer les fraudeurs", explique Claudia Andrieu, qui parfois va au procès. Ce fut la seule façon de faire stopper, à la fin des années 1990, un vaste trafic aux Etats-Unis – vin, porcelaine, lunettes, céramique, linge... "On ne peut laisser consommer des cochonneries estampillées Picasso", affirme Claude Picasso. Claudia Andrieu cite le cas de la peinture Avi, qui a diffusé en 1995 à la télévision une publicité avec un portrait cubiste évoquant Picasso. Avi a été condamné à verser un million de francs de dommages et intérêts.

"PICASSO, COMME LA VOITURE ?"

En une dizaine d'années, PA dit avoir intenté une vingtaine de procès, qui ont coûté 6 millions d'euros. Mais la fraude ne cesse de s'étendre. "Nous avons dû opposer une stratégie commerciale aux agressions que subit la marque Picasso", explique Claudia Andrieu. Cette stratégie tient en trois actions : déposer la marque Picasso dans les pays où les droits d'auteur sont mal protégés ; accorder des licences sur des produits pour lesquels le piratage est répandu, comme la papeterie ; utiliser l'argent des licences pour lutter contre le piratage. Les responsables de PA parlent avec un torrent de précautions des licences qu'ils ont autorisées, car ils savent que le sujet fâche. "On ne démarche jamais un client, on vient à nous, et une quinzaine de licences à peine ont été octroyées, à des marques de qualité et pour une durée limitée", affirme Claude Picasso. Dans le passé, il y a eu un habillage de téléphone Nokia, une bouteille de Cognac Hennessy, le Pastis Pernod, un briquet Dupont. Aujourd'hui, le tisserand Jules Pansu, les agendas Quo Vadis ou les soieries Brochier.

Le plus gros contrat, le plus connu, le seul toujours actif depuis 1999, est celui passé avec Citroën. S'il n'est pas indexé sur le nombre de voitures vendues, il a été revu à la hausse depuis quatorze ans. Son montant ? Secret. Une source anonyme et très informée confie : "En 2007, c'était 3 millions d'euros par an." Dans un film publicitaire vantant la Citroën Xsara, un gamin lance à son père : "Papa, je voudrais un Picasso pour Noël." La mère ébahie : "Oh, moi aussi j'aimerais bien !" Et le père : "Mais oui, bien sûr..." Pour Citroën, cet accord fut un énorme succès. Pour Picasso, beaucoup d'argent et une belle polémique. Le coup le plus rude a été lancé par Jean Clair, le directeur du Musée Picasso de Paris. Dans Libération, le 28 décembre 1999, il dénonce une époque qui fait basculer "l'oeuvre unique vers le bien marchand" et conclut d'une formule fameuse : "On dira donc désormais dans la société du troisième millénaire "un Picasso" pour désigner une voiture comme on dit encore "une poubelle" du nom du préfet Poubelle."

Nous avons appelé Jean Clair, qui a vite raccroché. "Je n'ai plus rien à dire, ni de temps à perdre avec ces personnes." Ces personnes, c'est Claude surtout. Les autres membres de la famille sont mal à l'aise avec cette voiture. Bernard ? "Je n'étais pas favorable au début, mais cette licence a permis d'asseoir la défense des droits de Picasso." Diana ? "On m'a demandé de ne pas me prononcer." Olivier ? Il affirme être à l'origine de ce contrat, le défend mordicus, mais il ajoute : "Un jour, alors que je donne mon nom pour une réservation au restaurant, l'hôtesse me dit : "Picasso, comme la voiture ?" J'ai pensé qu'il fallait faire attention..." Même Anne Baldassari, directrice actuelle du Musée Picasso de Paris et proche de la famille, trouve cette opération "dommageable". Claude Picasso rétorque que ce contrat "a permis de protéger la marque dans beaucoup de pays où le piratage est généralisé, notamment en Chine et en Amérique latine". Christine Pinault ajoute : "On a vendu le nom, mais c'est un mal nécessaire." Citroën a refusé de donner suite à notre demande d'entretien.

En dépit du cas Citroën, le monde de l'art juge positif le bilan de PA. Les relations seraient beaucoup moins crispées qu'avec les héritiers de Matisse par exemple. Le marchandising ? "Il a ruiné l'oeuvre de Dali, pas celle de Picasso", affirme Pierre-Emmanuel Martin-Vivier, de chez Christie's. Les certificats ? "Claude et Maya sont réactifs et sérieux", dit l'experte Cécile Ritzenthaler, qui travaille pour la maison de ventes aux enchères Million. La gestion des droits ? "Dans la norme", jugent des utilisateurs. Les archives ? "Elles sont ouvertes aux chercheurs", remarque Philippe Dagen, notre confrère du Monde, auteur d'une somme sur l'artiste. Pourquoi alors l'image des héritiers Picasso n'est pas bonne ? Claude Picasso le reconnaît, et ne comprend pas : "A la fin de chaque journée, je crois que nous avons agi pour que Picasso soit mieux protégé et reconnu." Claudia Andrieu ajoute : "Je sais, on est mal vu, alors qu'on fait juste respecter les droits et l'oeuvre. J'entends encore un professeur dire lors d'un colloque : 'Quelle compétence ont-ils ? Après tout, ils ne sont que les enfants de la femme de ménage.'"

QUESTION DE MORALE

Du fait de ces incessants litiges, PA avoue que ses recettes ne cessent d'augmenter, ce qui en dit long sur l'aura du peintre. Mais les frais aussi. Chaque année, des dividendes fort variables sont reversés aux héritiers. Ils dépendent de l'activité culturelle autour de l'artiste. Une exposition record comme "Picasso et les maîtres" (à Paris, d'octobre 2008 à février 2009), avec 60 000 catalogues vendus, a engendré un pic d'argent. En revanche, la fermeture du Musée Picasso a fait chuter les revenus des héritiers. "Leurs affaires vont à nouveau prospérer avec la réouverture", nuance Anne Baldassari.

A ce sujet, Jean Clair soulevait un problème. Il se disait "indigné" que le Musée Picasso, dans la mesure où il est financé par l'Etat, rapporte de l'argent à la famille. Maurice Fréchuret, qui a dirigé le Musée Picasso d'Antibes et se trouve aujourd'hui à la tête des musées nationaux du XXe siècle des Alpes-Maritimes, n'est pas loin de partager cet avis : "J'assurais à Antibes la diffusion de l'oeuvre de Picasso, ce qui, par voie de conséquence, profite à la succession, et l'on me demandait des droits de reproduction pour les oeuvres conservées dans la collection. Je trouvais ça injuste et je m'en suis expliqué avec Claude Picasso."

En 1980, le New York Times avait déjà soulevé une question de morale. Dominique Bozo, le premier directeur du Musée Picasso de Paris, affirmait qu'à l'époque Jacqueline, la seconde épouse, renonçait à ses droits d'auteur, s'opposant sur ce point à Claude. La journaliste Pepita Dupont, qui fut proche de Jacqueline, confirme : "Elle s'estimait privilégiée d'avoir hérité de tant de millions et ne comprenait pas que les enfants ne fassent pas comme elle."

Les héritiers auraient pu se créer une image plus culturelle, mais ils ont, à plusieurs reprises, raté le coche. Andrew Strauss trouve "dommage que la famille n'ait pas lancé la réalisation d'un catalogue raisonné de l'oeuvre de Picasso en finançant un projet avec une vingtaine de chercheurs". En 1989, l'épisode de la vente aux enchères à Paris des Noces de Pierrette (1905) pour 300 millions de francs (37,9 millions d'euros) ne les a pas servis. A l'époque, 9 millions de francs (1,3 million d'euros) sont allés aux héritiers au nom du droit de suite. Ce droit, aujourd'hui fortement limité, avait été mis en place pour que les artistes dans le besoin, ou leurs héritiers, soient dédommagés lorsque leurs oeuvres passaient aux enchères. Ce qui a fait dire à Jean-Marc Gutton, directeur de la société d'auteurs Adagp, dans la revue L'Œil, en 2003, que "la famille Picasso n'a pas eu l'élégance de faire un geste de générosité à l'égard d'une association d'aide aux artistes".

Autre manque d'élégance : le livre La Vérité sur Jacqueline et Pablo Picasso (Le Cherche Midi, 2007), de Pepita Dupont, qui montre les héritiers sous un jour peu reluisant, a été blacklisté du Musée Picasso et du Grand Palais lors de l'exposition "Picasso et les maîtres", comme l'avait révélé Le Canard enchaîné. Les héritiers auraient pu se passer, aussi, de faire un procès à l'artiste Kiki Picasso, en vogue dans les années 1970, pour qu'il abandonne ce nom qui n'est pas le sien.

UN LOOK

Que répond Claude à ceux qui l'accusent de faire du profit sur un bien qu'il n'a pas créé ? Il ne s'énerve pas et lâche : "C'est idiot de raisonner ainsi. Oui j'en profite, mais moi je défends l'oeuvre, je travaille." Et si c'était Picasso lui-même, le principal responsable de la mauvaise image de ses héritiers ? Un artiste aussi universel, aussi libre dans ses actes et son image, ne peut appartenir qu'à tout le monde. Selon une étude récente du cabinet conseil Arthur D. Little, Picasso est "l'artiste qui suscite le plus d'engouement auprès du public, devant Van Gogh et Léonard de Vinci". L'experte Cécile Ritzenthaler va plus loin : "Picasso était un nom propre, c'est devenu un nom commun."

Le nom sonne bien, et dans toutes les langues. Olivier Picasso se souvient : "En 2003, mon avion atterrit à Malaga, et j'entends l'hôtesse : "Bienvenue à l'aéroport Pablo-Picasso !"" Il ajoute : "Tous les douaniers du monde connaissent le nom." En France, plus de 80 écoles, collèges ou lycées s'appellent Picasso. Il est aussi l'artiste le plus analysé par les enseignants d'arts plastiques, et le tableau Guernica est "particulièrement étudié" en troisième année des Beaux-Arts, dit-on au ministère de l'éducation. Sur un plan de Paris, son nom apparaît deux fois, pour une place et une station de métro.

Picasso lui-même a tout fait pour devenir commun. Cécile Ritzenthaler propose une formule : "Matisse peint, Picasso peint et vit." Il est le premier à faire de son image une alliée. Il a 70 ans passés et il pose en slip et torse nu dans l'atelier, il fait le mariole à la plage, pose dans Paris Match avec sa tribu, peint sur du verre devant la caméra d'Henri-Georges Clouzot pour Le Mystère Picasso (1955). "Il s'est créé un look", dit Andrew Strauss, de Sotheby's. Philippe Dagen donne cet exemple : "A la corrida, on se l'arrache, il se fait photographier avec Gary Cooper, pose avec son colt et son chapeau, met Hollywood dans son jeu. Tout le contraire de l'artiste maudit et replié dans l'atelier. Il a un sens du public beaucoup plus grand que celui de ses contemporains. C'est un type, Pablo, qui fait la com' d'un artiste nommé Picasso ; c'est très bien calculé." Il semble même avoir superbement orchestré sa disparition. Une exposition de 201 peintures ouvre en effet à Avignon un mois et demi à peine après sa mort. C'est un triomphe.

Picasso restitue aussi, dans son oeuvre, son extravagante chronique sentimentale, faisant apparaître à tour de rôle Fernande, Olga, Françoise, Marie-Thérèse, Jacqueline ou Dora Maar. Résultat, le personnage romanesque a tout pour attirer les médias et le public. Son aura n'a jamais été écornée, au contraire, ce qui est inédit dans le monde de l'art. "Il incarne le XXe siècle, sa carrière a duré soixante-dix ans, ce qui est fou !", "il innove tout le temps, transforme ses femmes et ses muses en icônes", disent Pierre-Emmanuel Martin-Vivier et Andrew Strauss, de Sotheby's.

Philippe Dagen n'hésite pas à le qualifier de "peintre populaire". Il explique : "Il a compris le peuple, et il ne rate pas les occasions de le montrer, en réalisant Guernica, par exemple. Il ne fait jamais de la peinture bourgeoise, à la différence de Matisse. Ses liens avec le Parti communiste, les dizaines de milliers de colombes de la paix partout reproduites, ont joué leur rôle."

UNE POSTÉRITÉ INOXYDABLE

Pour rénover le Musée Picasso de Paris, fermé pour travaux depuis l'été 2009, Anne Baldassari a loué des expositions à une quinzaine de musées du monde entier. Celle d'Abou Dhabi, en 2008, fut la première présentation d'un artiste moderne dans cette région du monde. Six millions de personnes ont vu ce "Picasso Tour". "J'ai pu vérifier qu'il est le grand initiateur à l'art moderne et contemporain pour les enfants de 8-10 ans, qu'ils vivent à Hongkong, Toronto ou Helsinki... Picasso a dit : "J'ai passé toute une vie à peindre comme un enfant." Il parlait cette langue des signes que déchiffrent sans peine les gamins alors qu'ils ont du mal à entrer dans une peinture naturaliste. Je revois ce garçon devant un nu au fauteuil rouge crier à son père : "Regarde, c'est maman !"" Picasso est aujourd'hui aussi demandé qu'une rock star. En 2011, il a été la vedette de 68 expositions et 39 livres. Il est l'artiste le plus présenté au Grand Palais, à Paris, depuis 1966 : six fois, contre quatre pour Matisse et trois pour Cézanne. "Picasso et les maîtres", en 2008-2009, a vu pour la première fois le Grand Palais ouvert la nuit.

Les spécialistes insistent sur un point : Picasso a réalisé plus de 60 000 oeuvres, du grand tableau au bouchon de plastique trituré. "Quand on sait que le prolifique Bonnard a laissé 5 000 tableaux...", fait remarquer Pierre-Emmanuel Martin-Vivier. Ce nombre extravagant est essentiel pour l'aura de l'artiste. De très nombreux musées, du plus petit au plus grand, détiennent un Picasso. Les plus prestigieux ont fait sa légende, notamment aux Etats-Unis, où "nul autre artiste n'a été autant soutenu et n'est mieux représenté", affirme Andrew Strauss. "Picasso est "le" peintre du Musée d'art moderne de New York (MoMA), qui est "le" musée du XXe siècle", résume Philippe Dagen.

Trois tableaux du MoMA font une postérité inoxydable : Garçon conduisant un cheval (1905-1906), chef-d'oeuvre de la période rose ; Les Demoiselles d'Avignon (1907), qui inaugure le cubisme ; et Guernica (1937), "le" tableau politique, que le musée new-yorkais abrite jusqu'à la fin du franquisme. Guernica est aujourd'hui au Musée Reina Sofia, à Madrid. Six cent mille personnes, sur les 2,5 millions de visiteurs annuels, viennent juste pour le voir, affirme son directeur, Manuel Borja Villel. "Un musée nous a proposé 10 millions de dollars pour qu'on le lui prête, mais on a refusé : le tableau est trop fragile."

Il existe aussi pas moins de sept musées en Europe qui portent le nom de Picasso : à Paris, Antibes, Vallauris, Barcelone, deux à Malaga, un à Münster en Allemagne. Ajoutons, en guise de coquetterie, le modeste musée que son coiffeur, Eugenio Arias, a créé dans son village natal, près de Madrid, où il présente les cadeaux que lui a faits le peintre. Aucun autre artiste n'a sept musées à son nom. Celui de Barcelone, "le plus visité de la ville" avec plus d'un million de personnes par an, est riche en oeuvres de jeunesse. Malaga, ville natale de l'artiste, a pu avoir son musée Picasso grâce à Bernard, le petit-fils, et à sa mère, Christine Pauplin, qui ont donné 240 oeuvres."Je leur fais aussi des prêts, dit Bernard. Je suis le seul de la famille à avoir contribué à créer un musée."

Le Musée Picasso de Paris est le plus important au monde par le nombre de pièces et par son étendue historique. Il rouvrira en juin 2013, après une rénovation qui va voir sa surface passer de 1 600 à 5 700 m2. Cinq cents oeuvres seront présentées contre 350 auparavant. "Je table sur 1,5 million de visiteurs par an, dont 150 000 scolaires", confie Anne Baldassari. Ce musée a réparé une bévue française. La France, en effet, n'avait quasiment pas acheté d'oeuvres de Picasso du vivant de l'artiste. Lorsque André Malraux fait voter la loi sur les dations (les héritiers d'un créateur paient leurs droits de succession en oeuvres d'art), en 1968, il pense à Picasso. Qui, lui aussi, y pensait. Anne Baldassari rappelle cette formule de l'artiste : "Donnez-moi un musée, je le remplirai."

Prochain épisode : Bob Marley

Michel Guerrin

Un héritage fait toujours des histoires

 

Que devient une oeuvre, après la mort de son auteur ou de son interprète ? A partir d'un certain degré de célébrité, la question de l'héritage dépasse de très loin les problèmes strictement familiaux. Entre les ayants droit, qui ont tendance à la contrôler jalousement, et tous ceux qui s'inspirent de l'oeuvre, l'admirent ou essaient d'en tirer un profit, la succession pose un grand nombre de problèmes financiers, moraux, intellectuels. C'est pour entrer dans cette fabrique de la postérité que le supplément "Culture & idées" du Monde propose, durant tout l'été, une série d'enquêtes sur l'héritage de plusieurs créateurs du XXe siècle.

À LIRE

"PICASSO, PORTRAITS DE FAMILLE", d'Olivier Widmaier Picasso (Ramsay, 2002).

"LA VÉRITÉ SUR JACQUELINE ET PABLO PICASSO", de Pepita Dupont (Le Cherche Midi, 2007).

"VIVRE AVEC PICASSO", de Françoise Gilot et Carlton Lake (Calmann-Lévy, 1965).

"LE NOUVEAU DICTIONNAIRE PICASSO" de Pierre Daix (Laffont, "Bouquins", 950 p., 30,50 €.).

"PICASSO À L'ŒUVRE. DANS L'OBJECTIF DE DAVID DOUGLAS DUNCAN", textes collectifs (Gallimard, 264 p., 39 €).

"PICASSO SOUS LE SOLEIL DE FRANÇOISE, L'ARTISTE, LA FEMME, LE TORO" d'Annie Maïllis (Images en Manoeuvres, 182 p., 35 €).

"L'AMOUR FOU, PICASSO AND MARIE-THÉRÈSE" de John Richardson, Diana Widmaier Picasso et Elizabeth Cowling (Rizzoli International Publications, 2011).

"PICASSO" de Philippe Dagen (Hazan, 2008).

À VOIR

"PICASSO, LES CHEMINS DU SUD" Centre d'art la Malmaison, Cannes (06). Jusqu'au 30 septembre.

"LES PICASSO D'ARLES - INVITATION À CHRISTIAN LACROIX" Musée Réattu, Arles (13) Jusqu'au 30 décembre.

SUR LE WEB

Picasso.fr (le site officiel).

Parcours

1881 Naissance à Malaga, en Espagne.

1900 Première exposition de 150 portraits, à Barcelone. Départ pour Paris et début de la période bleue l'année suivante.

1904 Période rose.

1907 Les Demoiselles d'Avignon fait naître le cubisme.

1917 Rencontre Olga Kokhlova. Début de la période néoclassique.

1921 Naissance de son fils, Paul, avec Olga.

1927 Rencontre Marie-Thérèse Walter. Naissance de leur fille Maya en 1935.

1936 Rencontre Dora Maar.

1937 Peint Guernica. Les Demoiselles d'Avignon est acheté par le Musée d'art moderne de New York (MoMA).

1939 et 1946 Rétrospectives au MoMA.

1943 Rencontre Françoise Gilot.

1947 Naissance de Claude, fils de Françoise Gilot. S'installe à Vallauris, travaille la céramique.

1949 Naissance de Paloma, fille de Françoise Gilot.

1954 Rencontre avec Jacqueline Roque, avec qui il s'installe à Mougins (Alpes-Maritimes).1963 Ouverture du Musée Picasso de Barcelone.

1973 Mort à Mougins.



12/08/2012
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