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"La burqa de chair ne vaut pas mieux que la burqa de tissu"

 

Le Point.fr - Publié le 19/07/2012

Alors que la théorie du genre connaît son heure de gloire, la romancière Nancy Huston explore les tensions de la sexualité occidentale.

"Reflets dans un oeil d'homme" de Nancy Huston (Actes Sud).

"Reflets dans un oeil d'homme" de Nancy Huston (Actes Sud). © Montage Le Point.fr / AFP


 

À ceux qui osent prôner l'égalité homme/femme, Nancy Huston répond, catégorique, que cet idéal n'est qu'un mythe qu'il serait vain de poursuivre. L'éducation et les acquis ont beau faire croire à l'indifférenciation des sexes, le naturel ne revient-il pas toujours au galop ? Dans un essai tonitruant ("Reflets dans un oeil d'homme", Actes Sud), la romancière s'entoure d'icônes qui ont appris - souvent à leurs dépens - les conséquences de cette différence innée et les ravages des diktats de la société du paraître. Nelly Arcan, Lee Miller, Anaïs Nin, Jean Seberg... Autant de destins qui retracent l'histoire d'un regard qui nous façonne toutes. Rencontre.

Le Point.fr : Pourquoi aviez-vous envie de vous pencher sur l'éternel masculin ?

Nancy Huston : Ça me trotte dans la tête depuis mon dernier livre, Infrarouge. Mon personnage principal, la photographe érotomane Rena Greenblatt, a essayé de singulariser les hommes et leurs comportements bizarres, les spécificités qui ne nous sautent pas aux yeux tant elles sont omniprésentes. En me mettant dans la peau de Rena, je me suis aperçue à quel point il n'était pas "évident" pour une femme de prendre en photo le corps nu de l'homme, et à quel point ses orgasmes et ses poses amoureuses étaient absents de l'art féminin. Alors que l'inverse est tellement banal... Puis il y eut le suicide de l'écrivaine québécoise Nelly Arcan. J'ai acheté Putain (Éditions du Seuil, 2001) dès le lendemain et l'ai dévoré dans un état de saisissement. Je n'avais jamais rien lu d'aussi fort sur la prostitution. Nelly Arcan a compris une chose essentielle sur le comportement des femmes : cette façon de se montrer, cette rivalité pour être la plus belle - la plus "schtroumpfette" comme elle dit ! Et elle refuse de considérer ces comportements exclusivement comme une aliénation, une chose plaquée sur nous par les hommes depuis la nuit des temps...

L'importance du regard chez Nelly Arcan vous paraissait emblématique de cette recherche ?

C'est sans doute celle qui a le mieux décrit la découverte de ce double que nous apporte le regard de l'autre depuis l'enfance. Et le besoin constant de le transformer, de le travailler, l'angoisse aussi de ne pas trouver dans le miroir le reflet souhaité. C'est aussi ce que décrit le Britannique John Berger dans Ways of Seeing : la femme est toujours elle-même, plus le regard de l'autre sur elle ; elle a intériorisé ce regard.

Un regard, somme toute, très masculin...

En effet. Et il est même souvent bien plus dur que celui des hommes réels. Mais revenons à Berger. Sans doute trop pris à l'époque dans son analyse marxiste, il a oublié de dire que c'est parce qu'il existe une différence biologique entre les sexes. En interrogeant des amis peintres, photographes, écrivains, j'ai compris que je tenais un vrai sujet.

Certains ont vu dans votre livre une véritable déclaration de guerre à la théorie du genre. Qu'en pensez-vous ?

Je n'ai rien contre la notion de genre. Il est bien sûr fondamental de distinguer sexe et genre, et de comprendre que, dans toutes les sociétés, la différence des sexes a toujours été retravaillée. Là où cela devient dangereux, c'est quand la théorie devient totalisante, que le tout-culture remplace le tout-nature et nous empêche de voir la réalité qui nous entoure. Nier l'existence de différences réelles entre les sexes, c'est nier entre autres la maternité, et c'est très grave. Or toutes les industries qui s'enrichissent sur la beauté des femmes - qu'il s'agisse de la mode, du cinéma, de la publicité, ou de la pornographie - nient la femme-mère.

Comment expliquer ce virage ?

La maternité est la seule différence irréductible entre les sexes. Alors que 90 % des femmes continuent d'être mères à la vieille manière, la théorie du genre n'évoque la maternité que dans ses versions atypiques : mères porteuses, FIV, homoparentalité, etc. La séduction était au départ liée à la reproduction ; maintenant celle-ci est escamotée et celle-là prolifère follement. Notre société est très exactement "allumeuse" : la nudité féminine est partout, et les hommes sont excités en permanence. Mais comme ils savent qu'ils n'ont plus le droit de nous toucher contre notre gré, ils se défoulent comme ils peuvent, avec la pornographie et les prostituées... Celles qui trinquent, ce sont les femmes les plus fragiles, tant économiquement que psychiquement. 80 % des prostituées en France sont d'origine étrangère. En d'autres termes, les femmes "respectables" sacrifient d'autres femmes pour avoir la tranquillité.

Vous jugez assez sévèrement la fierté que les femmes occidentales placent dans leur liberté. Pourquoi ?

Parce que les choses ne sont pas aussi simples ! Attention, je ne dis pas non plus que les femmes sont soumises à 100 %. Mais elles sont confrontées à une tension permanente. Elles doivent assurer sur tous les fronts. Être l'égale des hommes professionnellement, faire des enfants comme si de rien n'était, sans en avoir l'air, consacrer du temps à son apparence et ne pas négliger les tâches ménagères. Tout cela en acceptant, bien sûr, que leur mec se masturbe en regardant de la pornographie... Ça fait beaucoup de contradictions ! Si certaines femmes portent le voile en France, il ne s'agit peut-être pas que de soumission. Pour beaucoup, cela signifie le refus de se soumettre aux diktats d'une société qui a décidé de tout montrer. Si certaines femmes désirent montrer une distance par rapport à ça, je les respecte ; je ne vois pas en quoi elles sont plus opprimées que nos mannequins squelettiques, refaites de la tête aux pieds, immobiles, figées dans des positions grotesques. Pour reprendre les mots de Nelly Arcan, la "burqa de chair" ne vaut pas mieux que la "burqa de tissu".

Pourtant, l'heure est, semble-t-il, au mélange des genres, à l'androgynie, à l'homme efféminé... N'est-ce pas un moyen de changer le regard de l'homme sur la femme et de la femme sur elle-même ?

Tout ce qui remet en cause le machisme est bon à prendre ! Dire que l'inné existe, ce n'est pas dire que les rôles sexuels sont incontournables et immuables ; tout cela se retravaille, et c'est bien qu'il y ait le plus possible de "jeu" là-dedans. Mais certains phénomènes sexuels ne relèvent pas exclusivement des rôles : la grossesse et l'accouchement, par exemple ; ou encore, j'en suis convaincue, la tendance qu'ont la plupart des hommes à désirer les femmes par le regard.

Science Po a lancé récemment un programme sur la question du genre, qui fait en même temps son entrée dans les manuels scolaires. Comment expliquez-vous que les gender studies, qui passionnent les universités anglo-saxonnes depuis bientôt quarante ans, n'arrivent que maintenant chez nous ?

Si elles ne sont institutionnalisées que maintenant, cela fait longtemps que, sous différentes formes, ces théories dominent en France. Elles sont en parfaite continuité avec les thèses d'Élisabeth Badinter et de Simone de Beauvoir, mais aussi, de façon plus surprenante, avec celles de Lacan, de Marx, de Descartes... Et, au fond, avec tous les monothéismes. Elles reposent sur le postulat d'une séparation radicale entre le corps et l'esprit, et la primauté de l'esprit sur le corps. "Au commencement était le Verbe !" La nature est allègrement niée ; à la différence de toutes les autres espèces sur la planète Terre, nous ne sommes pas programmés pour nous reproduire ! D'où l'évacuation de la maternité ; et d'où, tout aussi gravement, l'évacuation de la tempête hormonale qui submerge les garçons à l'adolescence. Comment voudrions-nous en parler, y réagir ? Impossible d'aborder cette question, puisque, selon l'idéologie officielle, "l'un est l'autre". Ainsi ce sont les réponses les plus sauvages - prostitution, jeux vidéo et films violents - qui perdurent et prolifèrent.

* Reflets dans un oeil d'homme, Nancy Huston, Actes Sud, 2012.



19/07/2012
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